Les lieux de pouvoir insoupçonnés
Les plus fines gâchettes de la République
ont rendez-vous sur leur chasse gardée
Dans ce monde très select, on ne se contente pas d’étoffer son tableau de chasse, on travaille aussi son carnet d’adresses
Un bon chasseur est aussi un bon rabatteur. De celui qui sait travailler et entretenir ses réseaux, qui pourra aligner les cartes de visite prestigieuses comme autant de trophées. Paris-Sologne. C’est une procession singulière, automnale et hivernale, pour initiés. Chaque week-end, la « transhumance des carabines et des fusils » tourne à plein régime. A deux heures de route de la capitale, des fines gâchettes rejoignent d’immenses chasses pour assouvir leur passion. La plupart sont des hauts fonctionnaires, des cadres de grands groupes industriels ou des parlementaires. « Tout le CAC40 y a ses habitudes », s’enorgueillit un habitué. « Le premier contact, au petit matin, autour d’un café ou d’un casse-croûte, est toujours primordial, raconte un membre de ces raouts. Mais c’est souvent entre les battues que les relations se nouent vraiment. La chasse a cette particularité que très vite la confiance s’installe entre nous. »
Une élite qui ne dit pas son nom, qui se coopte entre deux coups de fusil. La France compte plus de 1,2 million de chasseurs, imposante puissance électorale, mais seule une petite poignée d’aficionados fréquente ces forêts. « C’est le lieu de pouvoir, d’influence et de négociation, explique Frédéric Nihous, président de Chasse pêche nature et tradition (CPNT). La chasse d’affaires est un lieu où les barrières tombent très vite autour d’une passion commune. C’est une confrérie, ce n’est surtout pas un mythe. »
La confrérie a ses codes. On y soigne les apparences, les signes de distinction. On y porte de préférence knickers en peau de cerf, grosses chaussettes de laine, veste en tweed et casquette à pompon Old England. « Il y a pas mal de rosettes posées au revers des vestes, rigole un initié. Mais ce n’est pas prout-prout avec le petit doigt en l’air… » Ce club informel où, après un guet posté, l’on discute business et grands dossiers de la République. « A l’époque, nous étions en conflit ouvert avec le Crédit Agricole, se souvient un ancien syndicaliste agricole. J’ai croisé par hasard un des responsables de la banque, nous avons promis de nous revoir et le dossier s’est débloqué. » Ce chasseur jure que cette rencontre en sous-bois lui a fait gagner un an de négociations.
Le rituel est toujours le même. « Deux questions reviennent très vite : “Tu as tiré quoi ?” et dans la foulée, on vous demande “Tu fais quoi ?” », confie un cadre d’un grand groupe aéronautique. Un connaisseur : « Attention, à ceux qui ne passent leur permis de chasse que par intérêt, cela se voit très vite. » L’an dernier, en Seine-et-Marne, département très agricole et donc très chasseur, la préfète a été invitée. « Coup de maître puisqu’elle a décidé depuis de passer son permis. » Il est toujours bon d’avoir dans son carnet d’adresses un haut fonctionnaire de ce calibre.
Il y a les chasses en Sologne, et puis il y a Chambord ! Le plus vaste des châteaux de la Loire, construit par François Ier, avec un parc de chasse « extraordinaire », ceint par « 32 kilomètres de murs », insiste le sénateur Gérard Larcher. L’ancien président du Sénat est une des plus fines gâchettes de la République. Il préside aujourd’hui le domaine national de Chambord. Gérard Larcher peut parler avec émotion « d’une passée aux canards » entre chien et loup. « Ce sont des moments de retrouvailles et de solitude… » Il poursuit : « Je chasse essentiellement chez moi », sur ses terres dans les Yvelines ; mais il jure que « ce n’est pas un lieu essentiel pour la politique ». Longtemps, il a guetté le gibier, avec le très chiraquien Henri Cuq, ancien ministre des relations avec le Parlement, aujourd’hui décédé. Il partage désormais sa passion avec « son petit frère François Baroin », l’ancien ministre de l’Economie de Nicolas Sarkozy, ou encore avec Renaud Denoix de Saint Marc, membre du Conseil constitutionnel.
Gérard Larcher veille sur Chambord et Rambouillet comme « on surveille le lait sur le feu », selon un député. Longtemps, Chambord a abrité les chasses présidentielles. « Elles appartiennent désormais à l’histoire », explique Jean d’Haussonville, l’actuel directeur général du domaine. Jacques Chirac, en 1995, puis Nicolas Sarkozy, en 2010, ont mis fin officiellement à ces grandes chasses au décorum d’un autre temps. « Aujourd’hui, il n’y a plus d’acte de chasse, plus de carton estampillé Elysée, de soutien protocolaire », s’empresse de dire Jean d’Haussonville, même si le domaine de Chambord est toujours placé « sous la haute protection de la Présidence de la République ». Les chasses ont été remplacées par des battues de régulation. Un terme commode. Chaque année, une quinzaine de chasses sont organisées avec 30 tireurs invités, triés sur le volet : les patrons de fédérations de chasse, des parlementaires de tous bords, des hauts fonctionnaires et des mécènes. Les places sont chères, les demandes fréquentes, les affinités politiques et petites trahisons font le reste. Le très chiraquien Christian Jacob, aujourd’hui patron des députés UMP, n’a jamais été invité sous l’ère Sarkozy, alors qu’il avait son fusil réservé quand son mentor politique était à l’Elysée.
« On ne s’interdit pas de parler de politique, de certains dossiers, mais c’est surtout un moment où les clivages politiques tombent », sourit Gérard Larcher. Tout est dans le sourire. Chambord, terre de consensus où il n’est pas rare de croiser Claude Bartolone, le président socialiste de l’Assemblée nationale et, au passage, président des Amis de Chambord, qui lui permet ainsi de distribuer les tickets d’entrée. Une coterie, au nom de Saint-Hubert, patron des chasseurs ! Où officiellement, les grandes et petites histoires de la République ne sont jamais directement évoquées. Certains jours, François Patriat, ancien ministre PS de l’Agriculture, tire le sanglier avec Maurice Leroy, député centriste, ou encore Patrick Ouart, membre du comité exécutif du groupe LVMH et ex-conseiller élyséen de Nicolas Sarkozy pour les affaires judiciaires. « L’influence, ça s’est toujours fait dans la chasse, reconnaît Jean d’Haussonville. Tous les contrats d’affaires ne se font pas à la chasse mais cela existe, il faut reconnaître que les relations entre les personnes sont souvent meilleures, mais cela existe aussi dans le rugby ! »
Frédéric Nihous, ancien candidat à la présidentielle de 2007, n’y va pas par quatre chemins : « A Chambord, vous avez toute la République ! » En janvier 2010, il se souvient avoir réglé le dossier, très « crispant politiquement » pour les chasseurs, des dates d’ouverture de la chasse aux oies, avec l’ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, Pierre Charon, qui administrait à l’époque Chambord. « C’était droit au but ! A la chasse, on n’est pas dans la même rhétorique que lors d’un rendez-vous dans un ministère avec un conseiller lambda. Croyez-moi, on s’est très vite compris avec Pierre Charon, et dans les 24 heures, tout était réglé… »
Tout commence par un café croissant quand « la brume n’est pas totalement levée », les équipages se mettent en branle, les maîtres-chiens lâchent leurs fox-terriers pour aller déloger les sangliers dans les ronces. Souvenirs cynégétiques impérissables. « Cette forêt et le savoir-faire des gardes, c’est extraordinaire ! » se souvient Christian Jacob. « On va à la pêche aux infos, le déjeuner devient souvent un centre de pouvoir et tout ça sans tralala », confirme Frédéric Nihous.
Chasser à Chambord, ça fait toujours un certain effet… « L’Etat a d’ailleurs fait une erreur économique en arrêtant les chasses présidentielles, se plaint aujourd’hui Benoit Chevron, secrétaire général de la Fédération nationale des chasseurs. Quand le chef de l’Etat veut recevoir un homologue fana de chasse, l’impact d’un lieu comme Chambord peut être considérable. » « C’est la grammaire de la diplomatie, lâche encore Jean d’Haussonville. Imaginez ! Vous faites venir des membres du Congrès américain, vous êtes sûr de vous en faire des alliés. » François Mitterrand adorait inviter des grands noms de la politique internationale. Fin 2007, une chasse est organisée à Rambouillet pour le dictateur libyen Mouammar Kadhafi alors qu’il est présent en France à l’invitation de Nicolas Sarkozy. Autre temps, autres mœurs désormais…
Loin des forêts solognotes, direction le Béarn, les contreforts des Pyrénées. Longtemps la palombière de Jean Saint-Josse a été un must. A près de vingt mètres du sol, les plus aguerris guettent le passage des pigeons ramiers. Et « certains jours, la chasse a rapporté beaucoup de voix du côté de Bruxelles ». Accent qui roule, Jean Saint-Josse avait fait de sa cabane de chasse, perchée dans les arbres, un lieu de pouvoir. « Au début des années 2000, je me souviens très bien quand Jean avait invité dans le Sud-Ouest un groupe d’eurodéputés pour faire bouger une directive européenne… Ça valait son pesant d’or ! » se souvient un des participants. L’ancien camelot, patron de CNPT à l’époque, sort le grand jeu : bons petits plats locaux avec l’assiette de canard à volonté, mais surtout les eurodéputés finissent par monter à l’échelle, tout là-haut dans les arbres. Vue imprenable sur la vallée. Et voilà Nigel Farage, fervent eurosceptique britannique, toujours très smart, scrutant le pigeon… « C’était épique, beaucoup de gens se demandaient où ils avaient atterri. » En tout cas, cette escapade très exotique pour nombre de parlementaires venus du Nord va avoir des retombées bénéfiques pour les chasseurs français. La directive est largement amendée. « Ce n’était pas du trafic d’influence, mais du bon usage du lobbying sur le terrain », se remémore un élu CPNT. Quand la chasse à la palombe tourne à la chasse aux voix…
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