Discours de Françoise Nyssen, prononcé à l’occasion de la présentation du plan « Culture près de chez vous » à la Grande Halle de La Villette, jeudi 29 mars 2018
PRONONCÉ LE 29.03.2018 À 12H00 - PARIS (SEUL LE PRONONCE FAIT FOI)
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
D’abord, merci d’avoir pris du temps pour être là. Le temps, c’est précieux mais le temps que nous passons ensemble ce matin m’est cher, précieux aussi, mais je tenais à vous remercier de venir. Et merci à Didier Fusillier de nous accueillir, le soleil est au rendez-vous, c’est de bel augure !
Dans la lutte contre les inégalités d’accès à la culture, certains diront – comme sur bien des sujets : « on a tout essayé ». Je ne m’y résous pas. Nous devrions être, par essence, le ministère le plus proche des citoyens. Nous restons, malgré tous nos efforts, d’une certaine façon, l’un des plus éloignés.
Certes, on a beaucoup fait. En termes d’accessibilité, on a baissé les prix, à de nombreux endroits, jusqu’à la gratuité. André Malraux rêvait que l’on fasse « un jour pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l'instruction ». C’était révolutionnaire et vous êtes beaucoup à faire ces efforts. Je veux vous remercier et cela ne sert pas « à rien », comme je l’entends parfois. Encore l’autre jour, j’étais à l’Opéra dans un moment pour des jeunes qui ont payé extrêmement peu pour aller voir un opéra, et je peux vous dire que cela ne sert pas à rien, il y avait foule !
Les barrières financières sont une réalité. Mais nous savons simplement que ça ne suffit pas. On a maillé le territoire, aussi : on a construit partout en France des maisons de la culture, des musées, des théâtres, des opéras. C’est la grande et magnifique aventure de la décentralisation culturelle. C’est nécessaire, c’était nécessaire, là encore, mais cela ne suffit pas, car la France reste fracturée par une ségrégation culturelle.
Pour gagner, il faut savoir où agir en priorité. Pour soigner le mal, il faut un diagnostic. La ségrégation se nourrit d’inégalités géographiques et nous avons pris le parti de les objectiver et de les afficher. Nous avons travaillé, pour ce faire, à partir de données de l’INSEE, pour dessiner une carte de l’offre culturelle publique en France. Nous avons mesuré le taux d’équipements et de dépenses culturelles par habitant et par « bassin de vie ». Je rappelle qu’un bassin de vie est le terrain quotidien d’un citoyen, le rayon dans lequel il trouve tous les équipements nécessaires à sa vie courante – et la culture, bien sûr, en fait partie.
Nous avons abouti à deux constats. Le premier, c’est que le ministère de la Culture reste, malgré tout, fortement parisien, fortement francilien. Nous dépensons dix fois plus en Ile-de-France que dans le reste du pays, les chiffres sont criants : 139 euros par an pour un francilien ; 15 euros en moyenne pour les autres citoyens. Vous me direz que les lieux se concentrent autour de la capitale, c’est vrai. Il n’empêche que le service public n’est pas équilibré. Celui qui habite à Roanne, Thionville ou Quimperlé, contribue au financement d’un opéra Garnier, d’un Odéon ou encore d’un musée d’Orsay qu’il n’aura peut-être jamais la chance de voir « en vrai ».
La redistribution se fait mal, parfois même à l’envers. C’est un résultat de l’Histoire. Ce déséquilibre, c’est un héritage de l’Etat jacobin. Et un héritage, c’est une chance : ce sont les édifices, les chefs d’œuvre, les savoir-faire qui font que la France est la France. Mais un héritage porte aussi des éléments à réinventer. Je souhaite m’attaquer aux inégalités Paris-province que le nôtre nous laisse.
Ce premier constat nous impose de réinterroger nos équilibres budgétaires.
Le deuxième constat, c’est que le ministère de la Culture reste, malgré tout, ce qu’on pourrait appeler un ministère urbain. Notre cartographie des lieux culturels publics laisse apparaître que dans 86 bassins de vie, il y a moins d’un équipement culturel public pour 10 000 habitants
Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de vie culturelle : les acteurs associatifs, les professionnels, les initiatives privées qui n’ont pas attendu le ministère pour faire un travail exceptionnel, prennent le relai. Mais notre action fait trop largement défaut. Il reste, malgré nos actions, des zones blanches du service public culturel. C’est un constat qui nous oblige à réinterroger d’urgence nos logiques d’action, à questionner nos logiques sédentaires, nos logiques scéniques, nos logiques muséales, nos logiques géographiques.
Il y a un maillage, mais il couvre le pays en pointillés.
Je prends l’exemple d’un Centre Dramatique National, à Vire, en Normandie, qui fait un travail remarquable. C’est un modèle d’engagement, sur le territoire. Mais il ne pourra pas tout, lui tout seul. Nous ne pouvons pas considérer, de ce fait, que nous avons « coché la case ». Nous ne pouvons pas considérer que, sur les territoires où nous avons un point d’ancrage, la chose est acquise, que nous sommes à la portée des publics. Nous avons encore trop de zones blanches : 86, ce sont nos territoires de culture prioritaire.
Derrière les quelques chiffres et constats que je viens de poser, il y a des réalités très concrètes, pour les Français et vous les connaissez par cœur. Combien de fois avez-vous entendu des témoignages : celui de ce jeune lycéen, dans une petite commune du Bas-Rhin, qui nous racontait qu’il aimerait aller plus souvent au théâtre, dans la ville d’à côté. Mais, tout simplement, le car de ramassage ne passe que deux fois par jour, et il est trop tard quand il sort du théâtre. Je pourrais vous parler aussi de cette famille guyanaise, que j’ai rencontrée il y a quelques semaines, qui m’explique que la première bibliothèque est à plusieurs heures de route, ou de voie navigable. Ou de ce couple d’enseignants, rencontré dans le Limousin, qui trouve le premier cinéma à 20 minutes, le premier musée à 50, le premier théâtre à plus d’une heure.
Mesdames et messieurs, je refuse qu’il y ait la « culture des villes » et la « culture des champs ». Tous les Français ont les mêmes droits. Je veux les mêmes chances, les mêmes possibilités pour tous, il n’y a pas de fatalité.
Regardons autour de nous. Le service public de la santé s’est organisé : là où il reste des déserts médicaux, dans les territoires ruraux ou isolés, les infirmiers et les médecins font des tournées. Partout, le service public de l’éducation est assuré, et là où il y a trop peu d’élèves pour former une école, des solutions alternatives, des formats ad hoc ont été trouvés, pour que le droit à l’école soit une réalité, pour tous les enfants de la République. Et j’affirme solennellement, puisque c’est une chose qui me tient à cœur, que les droits culturels ne sont pas des droits « accessoires », pas plus que le droit à l’éducation ou le droit à la santé.
On n’a pas tout essayé, pour l’accès à la culture. Il faut tracer de nouvelles routes, aller au-devant de nos citoyens, ne pas attendre d’eux tous les efforts, faire notre part, nous rapprocher en particulier de ceux qui ne viennent pas. Investir les lieux qui leur sont familiers. Faire sortir la culture de ses murs. La faire vivre loin des dorures. Aller dans les territoires laissés pour compte, dans les communes qui ne vous voient pas passer. Ne pas seulement tendre la main, mais aller près de chacun.
Mon ministère n’a jamais porté une telle politique. Il doit porter un projet global, une politique déterminée pour ces territoires ruraux, ultramarins, périurbains identifiés comme « prioritaires », pour investir le cercle de proximité des citoyens, loin du cœur des métropoles. C’est ce que nous allons faire, ensemble. C’est l’objet de la « Culture près de chez vous ». C’est le sens des mesures que je vous présente aujourd’hui, des mesures pour aller là où nous ne sommes pas, là où les acteurs culturels sont attendus, là où ils sont désirés. Parce qu’il y a un désir de culture battant sur notre territoire.
J’étais à Lens, avant-hier. J’y ai rencontré le maire et le club de supporters des « sang et or ». Ils m’ont dit leur désir de Joconde. Entendons ce que cela signifie. Les Français ont le désir de voir près de chez eux des œuvres emblématiques de leur patrimoine.
Autre exemple : les ateliers que nous menons avec les jeunes, en région, pour construire le Pass Culture. Ces jeunes ont faim, ils ont soif de culture. De découverte. Et ils sont les premiers, croyez-moi, à plaider pour que le Pass leur permette de voir des choses qu’ils ne connaissent pas.
Le désir de culture est là. Nous devons l’entendre. Nous devons y répondre, rebattre les cartes, redistribuer les ressources culturelles, combattre ce qui est une rupture profonde d’égalité, une rupture que la République ne peut pas laisser passer, en allant où nous faisons défaut, et en y allant différemment. Je ne propose pas de construire de nouveaux équipements. Je propose de partir de ce qui existe. Les mesures que je vous présente visent à faire circuler les artistes et les œuvres sur les routes de France. Les artistes, d’abord, parce que la vie culturelle, c’est eux. Le dialogue avec les publics, c’est eux aussi. J’ai passé quarante ans à aller de ville en ville.
Tous ces auteurs, tous ces artistes, tous ces acteurs, ils ne m’ont pas attendue, bien évidemment, pour circuler. Ils sont déjà nombreux, dans le spectacle vivant notamment, à porter des projets itinérants. Et je veux rendre hommage à tous, aux musiciens, aux comédiens, aux bardes, aux acrobates, aux conteurs, qui depuis des siècles, parcourent la France, qui se donnent en spectacle avec brio et sans apparat, sur les places publiques, dans les foyers ruraux, les halls ou les cafés. Les tournées font partie de leur identité.
Mais l’itinérance, c’est plus encore qu’une tournée. C’est du temps passé sur un territoire : quelques jours, à quelques mois. Du temps pour créer, rencontrer les habitants, dessiner avec eux des projets. C’est aussi ce que j’ai entendu en étant à Lens, j’ai rencontré un ensemble d’acteurs culturels, qu’ils soient de scènes labellisées, dans le monde de la musique, dans tous les domaines. Eux-mêmes ont témoigné, et nombreux parmi vous peuvent témoigner. Les artistes itinérants savent toujours trouver leur public. Ils manquent parfois de financeurs. Ils pourront compter sur nous. Nous allons redoubler d’efforts, pour les soutenir. Nous allons aussi lancer un plan de soutien de 500 000 euros aux cirques traditionnels, trop souvent déconsidérés, longtemps laissés de côté par le ministère. Ils investissent pourtant des territoires où d’autres ne passent jamais, et c’est déjà un premier pas.
Nous allons aussi mobiliser nos grandes scènes, pour qu’elles fassent circuler davantage leurs artistes et leurs productions. Je suis très attachée à le dire et le redire : il n’y a pas de petite scène, il n’y a que des grands spectacles.
Pour ce faire, nous allons poser des objectifs pour le développement des tournées en régions, dans les contrats de tous nos établissements publics nationaux.
Je prendrai l’exemple de la Comédie Française et de l’Opéra de Paris, parce qu’elles sont des institutions emblématiques, connues des Français. La Comédie Française joue 15 % du temps hors de Paris, et nous pouvons faire plus. Scapin va partir en tournée l’an prochain : 50 représentations vont avoir lieu, de Antibes à Amiens. C’est vraiment formidable. Je suis certaine que les Français en demanderont plus encore. Faire voyager Arturo Ui, de la même façon, Phèdre, et d’autres. L’Opéra de Paris, aussi, s’engage à l’occasion de ses 350 ans. L’an prochain, il partira en tournée dans la France entière, dans des formats variés. Il ira là où il n’a jamais été. Les danseurs offriront aussi, avec des master classes, des rencontres exceptionnelles à leur public, dans la France entière.
Nous allons également mobiliser fortement les labels, qui sont déjà nombreux à conduire des projets d’itinérance pour redoubler d’efforts et investir les territoires prioritaires et soutenir ce que, en Bretagne, on appelle si joliment « les scènes de territoires ». J’en appelle à la mobilisation de tous les artistes. D’ailleurs pour montrer la voie, et marquer symboliquement – le symbole, c’est toujours important – ce regain d’engagement pour les territoires, le ministère fêtera la musique « autrement », cette année. Nous organisions jusque-là un grand concert, dans les jardins du Palais Royal. J’ai décidé d’utiliser notre budget pour financer une dizaine de concerts, le 21 juin, aux quatre coins de la France.
En parallèle des artistes, nous ferons circuler les œuvres. La France est riche de son patrimoine. Les chefs d’œuvre ne doivent pas rester confinés : ni dans un salon parisien, encore moins dans une réserve en sous-sol. Nos musées ne peuvent pas, n’ont pas envie, ne doivent pas être des prisons dorées : ni pour les citoyens qui restent à leurs pieds, ni pour les pièces qui sont à l’intérieur.
Il a beaucoup été question, vous en avez entendu parler, de La Joconde. Ce n’est pas le propos ici. Ce que cela signifie, ce qui est important et ce que je vais encourager, c’est le mouvement. Tous les musées nationaux sont mis à contribution. Décrochons des chefs d’œuvres, sortons des pièces des réserves, faisons-les voyager en France. Cela se fait déjà avec l’étranger. Faisons-le également d’un musée à l’autre, mais aussi hors des musées – dans des espaces publics, dans les lieux du quotidien. C’est aussi cela, notre pari. Car les distances ne sont pas le seul obstacle. Les portes des musées en sont parfois aussi.
Pour ce faire, je vais nommer un commissaire général pour coordonner cette politique de circulation des œuvres, qui est inédite. Cet expert sera chargé d’élaborer ce qu’on pourrait appeler un « catalogue des désirs », un catalogue d’œuvres iconiques, qui pourront sortir des grands musées pour circuler en France.
Et pour toutes les œuvres qui ne pourront pas voyager, nous avons une alternative, que nous venons de voir, de vivre en réel, et d’en comprendre l’importance : c’est le musée numérique. Un modèle, cher Didier Fusillier, a été créé ici même, à La Villette : vous en avez parlé, vous l’avez montré, ce sont les « micro-folies », ces espaces modulables qui sont des espaces, véritablement, de démocratie culturelle et d’accès ludique, interactif aux œuvres des grands musées nationaux, aux manifestations, que ce soit en collaboration avec les musées nationaux mais aussi avec la Philharmonie de Paris, l’Opéra, la Comédie française. Associés à cela – c’est important de le noter parce que ce n’est pas juste un lieu où l’on regarde, c’est un lieu interactif – des fablabs et espaces de rencontre. Je peux le dire pour, l’avoir testé : c’est comme si on y était. Je l’ai testé encore dernièrement à la Médiathèque des Mureaux, lorsque nous avons présenté le Plan bibliothèques, parce que ces « micro-folies » s’insèrent dans des lieux qui existent, qui peuvent être des mairies, des bibliothèques ou autres. Les tableaux sont plus vrais que nature. Ce sont aussi de formidables laboratoires de création et d’éducation.
J’ai décidé de soutenir le déploiement de 200 « micro-folies » sur tout le territoire français, en commençant par les territoires culturels prioritaires, précisément.
Voici les principales mesures du plan pour la « Culture près de chez vous ». Elles s’accompagnent bien sûr d’un budget. Nous consacrerons 6 millions et demi d’euros à l’accompagnement de ces mesures dès cette année. Ce budget montera en charge pour atteindre 10 millions d’euros d’ici 2022.
Et pour servir ces nouvelles ambitions, nous déployons une nouvelle méthode. Nous allons favoriser les projets qui ont une dimension participative, qui associent les habitants à leur élaboration. Nous allons expérimenter cette méthode dans 3 régions en 2019. Ouvrir des « droits culturels », c’est aussi cela : donner la possibilité de participer à la vie de la Cité.
Mesdames et messieurs,
Chers amis,
Jean Vilar avait eu une jolie formule, quelques temps après la création du festival d’Avignon : désormais, disait-il, deux mots réunis, « Avignon » et « juillet » suffisent à signifier « théâtre ». Il avait raison. Je souhaite que nous réussissions la même prouesse dans la France entière, et toute l’année. Que n’importe quel territoire puisse rimer avec culture, à n’importe quelle saison.
Je souhaite que l’exceptionnel devienne aussi quotidien. Voilà près de soixante ans que le ministère de la Culture agit, soutient, investit. Il a ouvert des portes à des générations entières, artistes comme citoyens. Il a porté des rêves. Il a nourri le respect et le désir de culture, dans tout notre pays.
Aujourd’hui, pour autant, force est de constater que nous n’offrons pas les mêmes chances à tous les Français. Ça ne veut pas dire que nous avons échoué. Ça veut dire que ce n’est pas encore assez, qu’il faut creuser de nouveaux sillons pour irriguer de nouveaux territoires, pour se rapprocher de tous les Français, pour entrer dans les vies dont nous sommes encore éloignés, les changer, les enchanter et amener de l’espoir et de l’envie de continuer.
Je sais que c’est votre ambition. Je sais pouvoir compter sur votre engagement et j’aurai besoin de votre engagement.
Vous êtes déjà nombreux à vous mobiliser, dans la direction que je viens de présenter. Certains parmi vous ont été des pionniers de l’itinérance et de la circulation. Vos réussites sont les meilleurs ambassadeurs de cette politique. C’est pour cela que j’ai souhaité donner la parole à plusieurs d’entre vous, des grands témoins, qui ont déjà réfléchi avec cet état d’esprit, qui lancent des projets fantastiques. Nous allons d’ailleurs commencer par un nouveau projet que nous soutenons délibérément et avec détermination, autour de l’itinérance et de la mobilité. Je laisse à Elsa Boublil le plaisir de le présenter. Vous verrez aussi une vidéo sur Les Tréteaux de France, de Robin Renucci, un témoignage de Céline Larrière et Serge Lavisgnes, qui vont témoigner de ce qu’ils font déjà. Je veux les remercier pour leur mobilisation. Merci à Didier Fusillier pour cet accueil et son œuvre de pionnier en la matière. Je leur cède la parole et je vous remercie pour votre attention.
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